Soixante ans après l'indépendance de l'Algérie, la délicate transmission de la mémoire dans les familles
Ceux qui ont vécu la guerre d'Algérie puis la décolonisation n'ont pas toujours raconté cette période à leurs descendants français. Ce que savent les jeunes est parfois passé par des anecdotes, des pratiques culturelles ou des silences.
"Tu as tué des gens ?" Lucien avait une dizaine d'années lorsqu'il a posé cette question à son grand-père, un ancien appelé du contingent français durant la guerre d'Algérie. Il était intrigué par un pistolet exposé dans son bureau. La réponse fut aussi brève que sèche. "Non, mais j'ai vu des gens mourir", rétorqua son aïeul. "J'ai compris à son ton grave qu'il valait mieux ne pas creuser", se remémore l'étudiant de 20 ans. "C'est un moment qui m'a marqué. Je n'ai plus osé le réinterroger pendant longtemps après."
Comme Lucien, des milliers de descendants de femmes et d'hommes ayant vécu la guerre d'Algérie font face à la mémoire douloureuse et souvent silencieuse de cette histoire dans leur famille. Selon une étude citée dans l'ouvrage Les jeunes et la guerre d'Algérie de Paul Max Morin, 39% des jeunes Français aujourd'hui âgés de 18 à 25 ans ont dans leur famille au moins un membre qui a été concerné par cette guerre dont le nom a longtemps été tu.
Petits-enfants d'appelés, de harkis, de pieds-noirs, d'indépendantistes... Ils ont moins hérité de cette mémoire par le biais de dates et de récits précis que par des non-dits, des anecdotes, des plats ou des moments partagés. A l'occasion des soixante ans de l'indépendance de l'Algérie, six d'entre eux se sont confiés à franceinfo.
La nostalgie d'un "endroit paradisiaque"
Plus que la mémoire de la guerre d'Algérie, c'est celle de l'Algérie tout court qui est transmise dans les familles. Depuis qu'elle est petite, Louisa en entend parler par son père. "Il m'a toujours décrit 'Tizi' comme d'un endroit paradisiaque", se souvient cette petite-fille de combattants du Front de libération nationale (FLN). Tizi Maghlaz, un village de Kabylie niché au sommet d'une montagne donnant sur la vallée de la Soummam. Dans les souvenirs de son père, il y avait des figuiers, des oliviers et une petite rivière où il allait jouer. "Pour lui, le village est associé à la nature, mais aussi à la résistance. Un premier congrès du FLN s'était tenu dans la vallée", développe la journaliste de 26 ans.
Dans la famille de Meryl, 33 ans, la mémoire de l'Algérie est teintée de nostalgie, de regret. Lorsque sa grand-mère paternelle, pied-noir d'origine espagnole, l'évoquait, c'était pour parler de "chez elle", de la vie paisible qu'elle avait quittée contre son gré. De ces paysages ensoleillés, de la mer, et des glaces qu'on pouvait y manger.
"Ma grand-mère racontait l'entraide qu'il y avait dans son quartier populaire d'Oran. Quand elle travaillait, elle laissait les enfants aux voisines qui les faisaient manger."
Meryl, petite-fille de pieds-noirsà franceinfo
Après leur arrivée en France en 1962, dans le Var, Meryl a le souvenir qu'à chaque mariage, il y avait toujours quelqu'un qui trinquait à "l'Algérie française". "Pas parce qu'ils se voyaient comme des colons, c'étaient des ouvriers, mais parce que l'Algérie était leur pays", explique-t-elle.
La transmission par la culture
Sans en avoir conscience, Meryl grandit "dans une culture pied-noir". Lors des repas de famille, la nourriture occupe une place centrale : "Ma grand-mère préparait du couscous, de la paella, du gaspacho oranais. Pour Noël, il y avait des mantecaos, des petits gâteaux sablés".
Chez Anahi, 25 ans, petite-fille d'Algériens nés dans les années 1920 près de Sétif, le "peu de choses" qui lui restent du pays de ses grands-parents passe aussi par l'assiette. Lors des retrouvailles avec ses oncles et tantes, "on parle très peu de l'Algérie, mais on cuisine ensemble". Les femmes partagent des recettes, apprennent aux plus jeunes des techniques de cuisson : "On cuisine le couscous, la chorba – une soupe à base de pâtes –, des makrouts... C'est un moment de transmission".
"Je ne parle pas l'arabe. Avec ma famille en Algérie, on communique par la cuisine."
Anahi, petite-fille d'Algériensà franceinfo
L'Algérie survit aussi par la musique. Meryl a grandi en entendant Le Mendiant de l'amour et Les Filles de mon pays d'Enrico Macias lors des fêtes de famille. "C'est légèrement cliché, je sais, mais j'en ai gardé une culture de la fête", s'amuse-t-elle.
"On m'a traitée de 'sale harki' à l'école"
L'histoire avec un grand "H" surgit quand personne ne s'y attend. Soraya était en 6e quand la guerre d'Algérie a fait irruption dans sa vie. "Quelqu'un m'a craché dessus à l'école et m'a traitée de 'sale harki de merde'", raconte cette petite-fille de supplétifs engagés dans l'armée française. C'est la première fois qu'elle entend le mot "harki" utilisé comme une insulte. Dans sa famille, on ne lui en a jamais expliqué le sens. Soraya sait juste que ses grands-parents ont été rapatriés en France en 1962 et placés dans des conditions misérables dans les camps de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) puis du Logis d'Anne (Bouches-du-Rhône). Qu'ils vivaient dans des baraquements insalubres et qu'il fallait marcher des kilomètres pour emmener les enfants à l'école.
"Quand les gens parlaient de harkis, je percevais le mot 'traître', alors que pour moi, c'était synonyme d''expatrié'."
Soraya, petite-fille de harkisà franceinfo
Lucien se souvient des silences de son grand-père, officier français dans le 65e bataillon du génie dans le Nord-Constantinois. Mais aussi de ces épisodes son déploiement en Algérie, évoqués avec gravité au détour de scènes du quotidien. Comme cette fois où, petit, Lucien "jouait à la guerre" avec un pistolet. "Mon grand-père m'a raconté les embuscades, des choses horribles qu'il avait vues sur le front. J'ai compris que la vraie guerre n'était pas un jeu", confie l'étudiant.
"Il m'a raconté ce qu'ils appelaient les 'corvées de bois' dans l'armée : ils prenaient des prisonniers algériens et les abattaient. Il a vu des exactions, dont il a encore beaucoup de mal à parler."
Lucien, petit-fils d'appelé françaisà franceinfo
Dans la famille maternelle de Louisa, la guerre n'a jamais été taboue. L'année de ses 13 ans, sa mère l'emmène avec ses frères au Musée national du moudjahid (le terme qui désigne en Algérie les combattants pour l'indépendance) à Alger. "C'est la première fois qu'elle nous parlait du FLN, elle était très investie. Elle était fière de raconter que son père s'était battu pour l'indépendance", se souvient la jeune femme.
"Il y a une narration très forte et glorieuse dans ma famille autour de la figure du moudjahid."
Louisa, petite-fille de combattant du FLNà franceinfo
Louisa apprend que son père faisait passer des armes dans des sacs d'orge pour aider la résistance quand il était petit. Elle comprend que la cicatrice au genou de son grand-père est la marque de la torture. Par l'OAS ? L'armée française ? Elle n'a jamais su. "Pour la première fois, j'avais des images concrètes des conséquences de la guerre dans ma famille", reprend Louisa.
"Un état dépressif qui ne l'a jamais quittée"
La violence et l'exil forcé laissent des traces indélébiles chez ceux qui les ont vécus. Elles se reconnaissent dans les attitudes, le rapport à la vie. Les grands-parents paternels de Meryl ont vécu leur départ précipité d'Algérie comme un traumatisme. "Ma grand-mère assimilait ce départ à une 'déportation'. En France, elle a eu toute sa vie du vague à l'âme, un état dépressif qui ne l'a jamais quittée", se souvient la Varoise. Dans son appartement de Toulon, "mamie Marinette" avait accroché un tableau de son quartier d'Oran, unique évocation de sa vie d'avant.
Malgré des années en France, la famille de Soraya ne s'y est jamais sentie chez elle. "Il y avait la séparation brutale avec ceux restés en Algérie, mais aussi la barrière de la langue en arrivant", décrit-elle. Et l'intégration parfois faite sans subtilité. A leur arrivée en France, ses oncles et tantes ont dû changer de prénom. Mohamed est devenu Jacques. Aziz s'est appelé Raoul. Farida, Marie-France.
"En France, mes grands-parents ont toujours craint qu'on leur prenne ce qu'ils avaient. Ils ne voulaient pas non plus retourner en Algérie, où ils étaient mal vus, et avaient peur qu'on les tue."
Soraya, petite-fille de harkisà franceinfo
D'autres ont gardé de leur départ forcé une rancœur tenace. Le grand-père maternel de Meryl, pied-noir italien et haut-fonctionnaire, vivait avec son épouse, fille de militaire français, dans une maison à Alger avec des domestiques. "Ma grand-mère s'est toujours sentie trahie, chassée de chez elle après avoir aidé les Algériens", décrit-elle. Une fois en France, son grand-père tenait souvent des propos racistes envers "les arabes" et revendiquait de voter pour le Front national. Un discours banalisé par la guerre et le racisme colonial. "Mes parents essayaient de me faire comprendre pourquoi ils disaient ça. Mais avec mes grands-parents, ils préféraient détourner la conversation", glisse-t-elle.
Une mémoire qui façonne leur présent
Aujourd'hui, la dernière génération de descendants d'Algérie se réapproprie cette mémoire avec une certitude : la guerre d'Algérie n'est pas une question qui appartiendrait au passé. Anahi a lu quelques passages du rapport Stora sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d'Algérie. Elle estime que la reconnaissance est nécessaire, mais ne suffit pas. Qu'il faut aussi regarder en face les effets persistants de ce passé sur les descendants de cette histoire : l'immigration, le racisme, l'antisémitisme.
Anahi raconte avoir souvent dû justifier son identité. "Durant tout mon collège et mon lycée, on m'a renvoyé à l'Algérie. On me questionnait sur mon prénom, mes cheveux crépus. Cela a créé chez moi un sentiment d'illégitimité", illustre-t-elle.
"J'ai milité, lu des textes sur la mémoire... Cela m'a aidée à trouver ma place, mais il y a toujours beaucoup de colère. On n'est jamais apaisé avec cette histoire."
Anahi, petite-fille d'Algériensà franceinfo
Soraya, elle, a fait le choix de s'investir auprès d'associations de harkis. Dans le Vaucluse, elle a aidé à monter des structures et à organiser des rencontres avec d'autres descendants, notamment de pieds-noirs ou d'appelés. Elle a visité tous les camps de harkis de France et a participé à des expositions.
"J'ai porté cette histoire comme un poids. Il a fallu que je cherche mon identité. Aujourd'hui, je suis fière d'être descendante de harkis."
Soraya, petite-fille de harkisà franceinfo
Pendant deux ans, Justine, petite-fille de pieds-noirs, a écrit le podcast Sauce algérienne avec deux coauteurs. Ce travail lui a permis de rencontrer d'autres descendants qui, comme elle, cherchaient à comprendre le vécu de leurs grands-parents. "C'est un format intime, qui permettait de mettre tous les témoins sur le même pied d'égalité", explique la productrice.
Elle s'intéresse particulièrement à l'histoire de sa grand-mère, dont la sœur a été assassinée par le FLN en 1957. "J'ai retrouvé des lettres écrites par cette sœur, quelques semaines avant son assassinat, qu'on a lues ensemble." A cette époque, "ma grand-mère était toujours en Algérie dans ses paroles, elle était dans ce temps antérieur. Cela m'a permis de me rapprocher d'elle, à un moment où sa mémoire s'effaçait."
Lucien a choisi la fanfare pour transmettre cette mémoire autour de lui. Il joue du tambour lors des cérémonies mémorielles et essaye de sensibiliser son entourage.
"Les émotions transmises par mon grand-père m'ont permis d'aller au-delà des connaissances scolaires sur la guerre, de m'intéresser à la mémoire. C'est une chance."
Lucien, petit-fils d'appelé françaisà franceinfo
De son côté, Louisa a le sentiment que son histoire l'a rendue très sensible aux inégalités et aux oppressions. Elle a choisi le journalisme pour donner la parole à ceux qui les subissent. "Pour moi, ce qui est important, c'est d'écrire l'histoire que mes grand-parents ont eu tant de mal à me raconter, pour la transmettre à mes enfants", poursuit la petite-fille d'indépendantistes algériens. "Que l'identité algérienne reste pour toujours dans ma famille, à travers le langage, la culture, la mémoire".
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